Convictions Suicidaires : retour sur un classique

Publié le par Maxime Fidèle

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Après avoir fait une chronique sur un de mes films préférés (Léon), l'idée m'est venue de faire une chronique sur un de mes albums préférés. Le rap étant la musique que j'affectionne le plus, je vais donc chroniquer l'un des meilleurs abums de rap français de ces dernières années : Convictions Suicidaires de Despo Rutti.

Despo Rutt's est un rappeur des Pavillons-sous-Bois (93) né à Kinshasa le 26 juin 1982 et a emménagé en France en 1992. Il commence vraiment à rapper en 1999 mais ne rencontre le succès qu'en 2006 avec le titre Arrêtez extrait de la compilation Hostile 2006 (Sefyu, Youssoupha, Médine,...). Le clip de ce titre a fait un énorme buzz à l'époque au vu de son originalité et de son extrême violence qui reflétaient déjà les lyrics dénonciateurs de Despo. S'ensuivra la même année la sortie de son premier album Les Sirènes du Charbon qui a connu un bon succès critique, notamment grâce à des titres excellents comme Douleur de Croissance, Nonchallant et bien sûr le classique Arrêtez.

 

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Début 2010 est sorti son deuxième album Convictions Suicidaires. Impossible de décrire la sensation que j'ai eu lors de ma première écoute, si ce n'est que jamais un rap aussi pur et dur ne m'avait autant percé le coeur. Parce qu'en plus d'apporter un nouveau souffle aux thèmes fréquemment abordés dans le rap, Despo va plus loin en abordant beaucoup de thèmes universels tels que la religion, l'Homme et surtout la confrontation entre les "convictions suicidaires" d'un individu et la morale collective. Et comme toujours, il n'a aucune retenue à parler des plus gros tabous de la société.

 Il ne prend d'ailleurs pas de gant quand il couche ses lyrics sur le papier, quitte à blesser la morale. Et bien là est son but. Ce rappeur a toujours eu pour ligne directrice d'explorer les vérités les plus sombres et les plus repoussantes pour ensuite nous les balancer comme une grosse gifle dans la gueule. En effet, en plus de son écriture réfléchie et incisive, il adopte toujours un flow grave et lent, avec un accent légèrement exagéré qui appuie bien sur chaque syllabe et grave chacune de ses punchlines à coups de burin dans les oreilles, jusqu'à les faire saigner.

 Il est clair que Despo fait passer le fond avant la forme, l'émotion avant la technique, et je peux comprendre que son flow atypique et le manque volontaire de rime puissent en rebuter plus d'un mais la violence et la provocation de ses lyrics sont clairement remplies de bon sens car elles ne sont pas gratuites, contrairement à chez beaucoup d'autres rappeurs, mais servent une cause noble : déranger pour faire réfléchir.

Je pourrais parler du contenu de cet album pendant des heures, je vais donc décortiquer l'album morceau par morceau, histoire de ne pas m'éparpiller. Let's go !


 

Quitte ou double

"On aime la France, on plaide le crime passionnel. C'est mort, l'heure des représailles a sonné".

Une introduction plus violente que celle-là, tu meurs. Des percussions puissantes accompagnent ce sample musclé de guitare du groupe Queen, l'instrumentale défouraille et Despo en profite pour lâcher un condensé de tout ce qu'il a à dire à travers cet album : hypocrisie, passé colonialiste, le fardeau du khalis, nature de l'Homme... La couleur est annoncée.

 

Convictions Suicidaires

"De toute façon, un révolutionnaire en bonne santé ça n'existe pas car un vrai anti-système ne consomme pas".

Le titre éponyme de l'album porte sans doute le fond de la philosophie de Despo : rester fidèle à ses idées qu'importe le prix à payer. Un morceau sombre avec une prod. intéressante (Zeano de Street Fabulous) que les lyrics de Rutti retournent sans problème et où ce dernier affirme ses convictions jusqu'à s'adresser directement au patron de son label (Because Music) avec humour et insolence.

 

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L'avocat Du Diable

"Ce qui différencie l'enfant de l'adulte c'est la taille de ses jouets".

Ici, l'instrumental, avec en fond la pluie et les choeurs lugubres, est assez classique ainsi que le thème abordé par Despo qui explique, sans cautionner, les nombreuses dérives qui touchent le ghetto. Comme il le dit lui-même plus loin dans l'album, son écriture subversive qui pue le vécu représente la banlieue jusque dans sa connerie. Il ne pouvait pas trouver meilleur titre pour cette chanson.

 

The Score

"L'oseille est un bête d'esclave mais un mauvais maître".

J'ai senti une grosse inspiration du rap US dans ce son où Despo parle avec cynisme d'argent et de braquage et fait référence au thriller de Franck Oz (avec Robert De Niro et Edward Norton). Ce que je retiens surtout de ce son est le refrain auquel Despo donne beaucoup de poids avec un seul lyrics (le titre) et en chantonnant avec une voix grave et caverneuse.

 

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L'Oeil Au Beurre Noir (feat. Nessbeal)

"Bébé, reprends ta liberté. On se convertit pas pour bluffer la mentalité de sa belle-famille mais par amour pour Dieu".

"Aimer la chair de ma chair, qu'elle soit black ou métisse, c'est pareil... L'ombre d'une tigresse n'a pas de rayure".

Attention, pépite lyricale ! Un des meilleurs morceaux de l'album et le seul featuring de l'album, le tout pour un des sujets les plus tabou de la société : le racisme entre noirs et arabes. Ce thème n'est pas très récurrent dans le rap (Histoire Plus Que Vraie de Sexion d'Assaut est la seule autre chanson abordant ce thème que je connaise) et Despo et Nessbeal aborde ce sujet polémique avec brio et lève violemment le voile sur une réalité qui explose souvent entre les deux communautés et dont les métis afro-maghrébins sont les premières victimes. Mention spéciale à la combinaison entre les deux rappeurs qui fonctionne à merveille et que j'espère revoir dans un futur proche.

 

Dangeroots

"Je m'en bats les couilles du rap français et de ses règles, je viens le prendre par le cul".

On redescend en pression avec un petit son égotrip où le rappeur s'amuse, roule les r comme jamais et, surtout, kick sévère. L'instru dirty est aussi puissante et violente que les punchlines qui déferlent dans ce son et on a en plus droit à un clip original (avec le fameux gamos allemand !).

 

 


 

 

 

Innenregistrable

"Dis à mes détracteurs qui respirent, j'crois en un être supérieur...

 Mais dis leur que si Dieu m'autorise à continuer à vivre dans l'erreur

Quand les croyants me le reprochent, ils se mettent au dessus de Dieu et ce pêché est plus grave qu'un meurtre

En quoi ma question agresse ? Tu prétends pouvoir me guider vers Dieu

Avant que j'accepte fais moi voir ton GPS

Ni mécréant ni cist-ra

Seul Dieu me jugera, nul autre

Circulez le débat est clos !".

Ca c'est juste l'introduction de l'épicentre de l'album. Et aussi d'une énorme gifle. Le titre le plus personnel de Despo était à l'origine un a cappella de 11 minutes dans lequel il se livrait lui-même et livrait aussi les vérités les plus violentes. Compilé en moins de cinq minutes, les phases plus percutantes les unes que les autres s'enchaînent sur l'instrumental apocalyptique de ce morceau qui est un peu comme la suite de Douleur De Croissance. Mention spéciale à la phase sur les traditions et surtout sur son père à partir de 3'25 qui me fout à chaque fois des frissons pas possibles, tellement il rappe avec le coeur écorché. Un classique.

 

 

 

 

Trashhh

"Mourir de quarante coups de schlass à onze piges c'est TRASHHH ! L'homme est une sale race !".

Deuxième égotrip et très bon morceau dans lequel Despo lâche énormément de vérités anecdotiques sous forme de punchline bien "trash" et où quasiment tout le monde en prend pour son grade. L'instrumental est une des meilleurs de l'album et cela ne m'étonne pas que Despo ait posé sur la mixtape Autopsie Vol. 3 de Booba avec ce son où le rappeur affirme tout le long du morceau une de ses convictions majeures : "Si la vérité blesse, c'est pas une bouche que j'ai, c'est un schlass !"

 

Miettes d'espoir

"J'ai tellement entendu de bâtards chuchoter qu'il n'y a que quand je tombe sur des gens biens que j'suis choqué".

Dans ce morceau anti-manichéisme, Despo prend du recul et relativise les choses ; tout n'est pas noir et il faut surtout éviter le piège de la généralisation dans lequel énormément de monde tombe. Je regrette beaucoup le refrain trop léger qui aurait mérité à être plus développé je trouve. Dommage car l'instrumental propose une bonne atmosphère.

 

Underground Music

"Retire Mobutu c’est la guerre civile ; Saddam, l’Irak se suicide : sans dictateur ni colons on redeviendra cannibale".

Encore un énorme morceau où Despo attaque avec une franchise corrosive et très habile le monde de la musique underground. Et personne n'y échappe : la sphère médiatique prend aussi cher que la jalousie des acteurs du rap qui se bouffent entre eux. C'est sans doute une des chansons de l'album où l'instrumental saturée de quelques riffs de guitare colle aussi bien au flow et aux rimes extra-lucides du rappeur Zaïrois. Cerise sur le gâteau, un refrain efficace et solennel qui résume parfaitement bien la chanson : "Te fâche pas cousin, c'est que de la musique !"

 

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Légitime Défense

"Si j'avais giflé le Christ avec mes grosses mains, il m'aurait rendu une baffe de schmitt, normal ! Ne tends pas l’autre joue, mec fait pas le fou, meurs juste un autre jour".

L'un des premiers titres réalisés mais surtout le morceau le plus sombre de l'album avec Innenregistrable. Les punchlines plus impitoyables les unes que les autres s'enchaînent et sont assenées sans pitié aux représentants de la police qui abusent de leur pouvoir, et dans une plus large mesure, les représentants de l'Etat. Despo peint avec froideur et ironie un tableau ghotique sur la réalité des quartiers et donne une dimension inédite à ce thème mille fois abordé dans le rap en appuyant sur la définition de la légitime défense. C'est là qu'on prend pleinement conscience à quel point Rutti ne rappe comme aucun autre rappeur...

 

Rédemption

"J’affectionne moins les drapeaux que les gens, l’homme peut suivre son coeur, les drapeaux eux suivent la direction du vent".

L'instru de ce morceau personnel tranche complètement avec le reste de l'album et j'ai eu du mal à y adhérer à la première écoute. Mais en fait, la guitare sèche de l'instru colle très bien au discours résolument optimiste et humaniste de Despo qui rappe sur l'universelle et éternelle bataille entre le bien et la mal, que ce soit à l'échelle de sa personne ou à celle de l'humanité. Et comme il le dit dans le refrain, un des plus beaux de l'album, Despo attend plus le moment où il sera en paix avec lui même que le moment où on reconnaîtra son discours. Encore un classique. Et si je devais conseiller un morceau aux non initiés au rap, ce serait celui-là car la forme est plus accessible que sur les autres morceaux (plus de rimes, flow moins violent).

 

 

 

 

Paris Nord By Night

"Toutes les heures blessent, la dernière seconde tue".

Un pur son de ghettoyouth et un hymne rendu au darkside de Paris qui fait penser au son de AP (113) La Nuit où, tiens tiens, Despo rappe en featuring. Ma seule déception de l'album, l'instru est beaucoup trop légère et trop peu originale et on sent un essouflement dans le ton et le flow du rappeur à la fin de l'album. Or c'est faux comme le prouve l'outro qui va suivre. C'est le seul morceau que je retirerai de l'album car il casse vraiment le rythme entre la pépite précédente et la conclusion finale de l'album.

 

Destination Finale ?

"Que Benoit XVI mette des Bling-Bling aux pendentifs aux formes de l'Afrique, elle aussi a été crucifiée".

L'ultime morceau de l'album. Ou comment conclure l'album dans le fond comme dans la forme. Despo nous livre sur une instrumental déchirante et intimiste sa vision de la foi. Une invitation à la tolérance où le rappeur déiste fait preuve d'une maturité exceptionnelle en plus d'une très bonne culture (cf. la malédiction de Cham). Pour sûr un classique et aussi le plus beau morceau de rap que j'ai entendu sur la religion qui mérite cent fois d'être écouté et médité. A bon entendeur.

 

 

 

Voilà ce qui fait de cet album un des meilleurs album de rap que mes oreilles ont eu le privilège d'entendre. Un album singulier et mature sous ses aspects de violence et de polémique livré par une écriture le plus souvent cynique certes mais aussi très humaniste au fond. Une preuve que le rap français n'est pas encore mort grâce à ce pur classique. Merci encore Despo Rutt's.

 

 

19/20

 


 

PS : pour les réfractaires que je n'ai pas convaincu, je vous conseille fortement de lire cette interview donnée par le site ABCDR.com où on apprend beaucoup sur le bonhomme et qui nous permet d'encore mieux interpréter ses titres parfois difficile d'accès au premier abord.

http://www.abcdrduson.com/interviews/237-despo-rutti.html

Et pour ceux que j'ai convaincu, voici le clip du premier extrait du prochain album de Despo, Les Funérailles Des Tabous. Et ça annonce du lourd !


 

 


 

 

 

Publié dans Musique

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